CARNET DE VOYAGE
Régulièrement, je me pose dans un train, observe, écoute et écris ce que je vois et j’entends. Peut-être serez-vous un jour dans l’un de mes récits ? Avec eux, je souhaite vous emmener ou plutôt nous ramener à l’époque où les téléphones portables n’accaparaient pas notre esprit, notre temps et nos relations et où rencontrer des gens et partager des instants avec des inconnu.e.s faisait partie du quotidien. Bonne lecture !
Balancée doucement de gauche à droite, je laisse ma tête aller contre le siège. De l’autre côté du couloir, une jeune femme mange des frites avec une mignonnette fourchette en bois, une boîte en carton posée sur ses genoux. L’odeur des pommes de terre huilées embaume le wagon. Vêtue de noir, un casque sur les oreilles, la demoiselle bat le rythme avec son pied droit. Face à elle, en diagonale, un homme d’un âge certain, emmitouflé dans un manteau de style écossais et caché sous une casquette en velours côtelé, feuillette un petit livre. Il est assis, un peu avachi sur son siège, les jambes tendues et écartées, sans prendre garde à l’espace qu’il occupe. Il a l’air accaparé par sa lecture ou par les images qui semblent occuper les pages de papier mat qu’il tourne avec délicatesse, du bout des doigts. Cette méticulosité contraste avec sa position encombrante.
Derrière moi, des mots sont chuchotés sur un ton pesant “On continuera cette discussion samedi”. Impossible de distinguer qui les a dits, mais des gens se lèvent et empruntent l’escalier pour rejoindre les sorties. Le train s’arrête. On entend les portes s’ouvrir puis se fermer et de nouveaux passagers gagnent l’étage où je me trouve. Un homme arrive, essoufflé, soufflant fort, plusieurs fois, puis s’asseyant bruyamment sur la banquette allongée. Le Papy au manteau écossais tourne maintenant son livre dans tous les sens, ses lunettes posées sur le bout de son nez. Le train tremble et se remet en branle. Face à moi, une chevelure apparaît entre les deux appuie-tête. Une jeune femme, toute d’orange vêtue, un bandeau un peu ringard sur son front, s’est assise face au monsieur bruyant. Apparemment épuisée, elle se laisse aller à quelques instants de lâcher-prise avant de se redresser d’un seul coup. Elle regarde de tous les côtés, à l’affût d’un bruit ou de quelqu’un. J’entends alors le doux cliquetis d’un clavier d’ordinateur qui s’accorde à merveille avec la musique de la demoiselle aux frites, et à l’anglais de quelques passagers assis un peu plus loin.
L’ambiance est plutôt paisible en ce soir de semaine, et ce bien que quelques raclements de gorge ou toussotements se fassent entendre. Soudain, le retentissement de l’annonce de l’arrivée dans une nouvelle gare me fait sursauter tandis que l’homme aux soupirs s’enfonce dans son siège avant de sortir son téléphone et de retirer enfin son bonnet. Les gens s’agitent à nouveau et le train freine avec une douceur toute relative. Le manège des sorties et des entrées reprend, alors qu’autour de moi personne ne bouge. La sonnerie annonçant la fermeture prochaine de portes envahit l’espace et le train repart.
L’odeur des frites flotte toujours dans l’air mais la demoiselle a rangé ses restes dans le sac en papier posé sur sa tablette. Elle a l’air triste et regarde la nuit noire derrière la vitre, son reflet est net dans la grande fenêtre. Quelqu’un éternue à l’autre bout du wagon, la femme orange bouge, un homme arrive pour faire la manche, quémander quelques sous. Les gens l’ignorent, sans complexes, tandis qu’il cherche de quoi gagner un peu d’argent pour se payer une nuit au chaud. Enfin, c’est ce qu’il dit, pensent probablement les passagers. Il me snobe, passe tout droit devant moi, alors que je m’apprêtais à lui offrir une mandarine. “Lausanne, gare terminus, tout le monde descend s’il vous plaît”.
Papy raccroche le bouton de sa jaquette, remet son écharpe correctement autour de son cou fripé, Mademoiselle attrape le sachet en papier, Madame Orange se lève aussi vite que le train fend la nuit, et je range mes affaires.
— Khaled Hosseini
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